Le monde selon Jérémie Regard

Peinture de Bernard RomainPar Jacques Lusseyran.

Le premier homme sur ma route, c’est un vieillard. Et vous ne pouvez vous figurer combien j’en suis heureux.

Je ne sais pas s’il existe une bénédiction plus grande que la rencontre d’un vieillard véritable, c’est-à-dire joyeux. Elle nous est rarement donnée, car l’âge, ce n’est, hélas, pour la plupart des hommes, que l’addition sourde et dégradante des années physiques. Mais, quand un vieil homme est joyeux, il est si fort qu’il n’a plus même besoin de parler : il vient et il guérit. Celui qui emplit ma mémoire était de cette sorte. Il s’appelait Jérémie Regard.

Ce n’est pas moi qui lui donne ce nom. C’était le sien. Combien de romanciers voudraient l’avoir inventé ?
J’ai envie de me faire très modeste, vous savez, au moment où je parle de lui, parce qu’il était très grand et le paraissait si peu.

Il a fait dans mon existence un passage si court (quelques semaines) que je ne revois plus même son corps. J’aperçois vaguement un homme vigoureux, droit, trapu. Oui, un assez petit homme selon les mesures physiques. Quant au visage, je ne le vois pas. Je crois que je ne me suis jamais posé de question sur ce visage, même autrefois. J’en voyais un autre bien plus réel.

Je l’ai rencontré en janvier 1944, en pleine guerre, en Allemagne, en camp de concentration, à dix-neuf ans. Il était l’un des six mille Français arrivés à Buchenwald entre le 22 et le 26 janvier. Mais il ne ressemblait à aucun autre. Ici, je dois m’arrêter un instant, parce que j’ai écrit le nom de Buchenwald. Je l’écrirai souvent. Mais ne vous attendez pas à un tableau des horreurs de la déportation. Ces horreurs ont été réelles, elles ne sont pas bonnes à dire. Pour avoir le droit d’en parler, il ne faudrait pas être écrivain mais médecin — et pas seulement médecin des corps. Je me contenterai donc de l’indispensable, des éléments schématiques du spectacle.

Parfois même je parlerai de la déportation d’une manière scandaleuse pour quelques-uns, je veux dire paradoxale, je dirai à quoi elle fut bonne, je montrerai quelles richesses elle contenait.

Si je reviens à elle souvent, c’est qu’elle est, juste à l’entrée de ma vie, un grenier comble de peines et de joies, de questions et de réponses. Jérémie, non plus, ne parlait pas des camps de concentration, même quand il y était. Il n’avait pas le regard cloué sur la fumée du crématoire ni sur les douze cents bagnards terrifiés du bloc 57. Il regardait au travers. D’abord, je n’ai pas su qui il était, on me parlait de Socrate.
Mes voisins, très nombreux, prononçaient ce nom parfaitement inattendu dans le fourmillement de peur et de froid où nous nous agitions. Socrate avait dit… Socrate avait ri… Socrate était là-bas, un peu plus loin, de l’autre côté de cette foule d’hommes à la tête étroitement rasée. Je ne comprenais pas pourquoi tous ces gens appelaient l’un d’eux Socrate en particulier. Mais j’avais envie de ce personnage-là.

Un jour enfin je l’ai vu, j’ai dû le voir, car, pour être véridique, je n’ai aucun souvenir de la première rencontre.

Je sais seulement que j’attendais un raisonneur éloquent, un métaphysicien aigu, je ne sais quel philosophe moral triomphant. Ce n’est pas du tout cela que j’ai vu.

C’était un forgeron simplement, venu d’un petit village au pied du Jura et venu à Buchenwald pour des raisons qui avaient si peu de rapport avec l’essentiel que je ne les ai jamais connues ni demandées.
Il ne s’appelait pas Socrate, vous le savez déjà, mais Jérémie, et je ne comprenais pas comment ce nom n’avait pas suffi aux copains. Jérémie avait une histoire de forgeron dans un lieu particulier du monde, dans un village de France, et cette histoire, il aimait à la raconter avec de longs sourires. Il la racontait d’une façon très ordinaire, comme tout homme de métier parle de son métier. Et c’est à peine si l’on pouvait voir, çà et là, se dresser une seconde forge, une forge spirituelle.

Je dis bien « spirituelle ». Pourtant le mot est abîmé par l’usage. Mais, cette fois, il est juste et plein.
J’entendais Jérémie parler tout à coup d’hommes qui ne venaient pas à sa boutique seulement pour leurs chevaux et leurs charrettes, mais pour eux-mêmes, pour repartir tout ferrés et tout neufs, pour ramener chez eux un peu de la vie qui leur manquait et qu’ils trouvaient surabondante, étincelante et très douce à la forge du père Jérémie.

En ce temps-là, j’étais étudiant. Je n’avais guère pratiqué ces sortes d’hommes, ils n’emplissent pas les universités. Je croyais que lorsqu’un homme possède la sagesse, il le dit aussitôt, et dit comment et pourquoi et selon quelle filiation de pensée. Surtout, je croyais que, pour être sage, il fallait penser, penser ferme.

Je restais bouche bée devant Jérémie, parce que, lui, il ne pensait pas. Il racontait des histoires, presque toujours les mêmes, il vous secouait par les épaules, il avait l’air, à travers vous, de s’adresser à des personnes invisibles. Il avait continuellement le nez sur quelque chose d’évident, là sous la main. S’il parlait du contentement d’un voisin au sortir de sa boutique, c’était comme s’il eût parlé d’une verrue, d’une bosse, d’un panaris qui venait d’être ôté. Il constatait les choses morales de ses yeux, comme les physiciens constatent les microbes sous leurs lunettes. Il ne faisait pas la différence. Et, plus je le voyais faire ainsi, plus le poids de l’air diminuait pour moi.

J’ai rencontré des êtres surprenants, des êtres pathétiques et dont l’éclat des gestes et des paroles était tel qu’on était contraint, en leur présence, de baisser les yeux. Jérémie n’était pas surprenant. Oh ! Pas le moins du monde ! Il n’était pas là pour nous troubler.

Peinture de Tomek SetowskiCe n’était pas la curiosité qui me jetait vers lui. J’avais besoin de lui comme un homme qui meurt de soif a besoin d’eau. Comme toutes les choses importantes, celle-là était élémentaire. Je vois Jérémie marchant à travers notre baraque. Il y avait un espace qui se formait entre lui et nous, matériellement. Il s’arrêtait quelque part et, tout de suite, des hommes se serraient davantage, lui donnaient une petite place, au milieu d’eux. C’était un mouvement tout instinctif et qu’on ne peut pas expliquer par le seul respect. Nous reculions plutôt comme on fait un pas en arrière pour laisser la place à celui qui travaille.

Songez que nous étions plus de mille hommes dans cette écurie de campagne, mille hommes là où quatre cents eussent été mal à l’aise. Songez que nous avions tous peur, profondément et immédiatement. Ne pensez pas à nous comme à des individus, mais comme à une glu, comme à une masse protoplasmique. En fait, nous étions collés les uns contre les autres. Les seuls mouvements que nous faisions consistaient à pousser, à s’agripper, à se déprendre, à sinuer. Et vous comprendrez mieux la merveille (pour ne pas dire le miracle) de cette petite distance, de ce cercle d’espace dont Jérémie restait entouré.

Il n’était pas effrayant, il n’était pas austère, il n’était pas même éloquent. Mais il était là, et cela se voyait. Cela se sentait comme on sent une main se poser sur l’épaule, une main qui rappelle, qui fait se retourner quand on était en train de fuir.

Chaque fois qu’il paraissait, l’air devenait respirable : je recevais un souffle de vie en pleine figure. Ce n’était peut-être pas un miracle, mais c’était du moins une bien grande action et dont il était seul capable. La promenade de Jérémie à travers le bloc, c’était cela : une respiration.

Je suis distinctement dans ma mémoire le chemin de lumière et de propreté qu’il faisait à travers la foule.
Je n’ai pas compris alors qui il était, mais certainement je l’ai vu. Et cette image s’est mise aussitôt à travailler à l’intérieur de moi au point de m’éclairer aujourd’hui comme un phare. Je n’ai pas su qui il était, parce qu’il ne le disait pas.

Il avait une histoire à laquelle il revenait souvent : il appartenait, disait-il, au mouvement de la Christian Science. Il avait même été, un jour, en Amérique, pour rencontrer là-bas ses coreligionnaires. Cette aventure, bien peu banale après tout pour un forgeron du Jura, m’intriguait mais ne m’éclairait pas. Elle donnait au personnage une épaisseur de mystère en surplus. Voilà tout. Jérémie, sans histoire, comptait seul.

Faut-il s’excuser d’employer tant d’images qui se rapportent à des actes simples : à la nourriture, à la respiration. Si j’étais tenté de le faire, Jérémie me le défendrait. Il savait trop bien qu’on ne vit pas d’idées.
C’était un homme vraiment manuel. Il savait qu’à Buchenwald nous ne vivrions pas des idées que nous avions sur Buchenwald. Cela, il le disait ; il disait même que beaucoup d’entre nous en mourraient. Hélas, il ne se trompait pas. J’ai connu là-bas des hommes qui sont morts parce qu’on les a tués. Pour eux, il n’y a que la prière. Mais j’en ai connu beaucoup aussi qui sont morts, très vite, comme des mouches, simplement parce qu’ils s’étaient crus en enfer. Simplement, oui. C’était alors que Jérémie prenait la parole.

Il fallait un homme aussi simple, aussi clair, aussi parvenu au fond de la réalité que lui pour voir le feu et au-delà du feu. Il fallait plus que l’espérance.

Il fallait voir.

Le bonhomme Jérémie voyait. Il avait un spectacle dans les yeux, mais ce n’était pas celui que nous avions, nous. Ce n’était pas notre Buchenwald, celui des victimes. Ce n’était pas un bagne, c’est-à-dire un lieu de faim, de coups, de mort, de protestation, où d’autres hommes, les méchants, avaient commis le crime de nous mettre. Pour lui, il n’y avait pas nous, les innocents, et l’Autre, le grand autre anonyme à la voix de tenaille et de fouet, le « salaud ». Comment le savais-je ? Vous êtes en droit de vous le demander : après tout, Jérémie ne disait presque rien. Eh bien, c’est sans doute qu’il existe chez certains êtres, qu’il existait chez lui, une rectitude et plénitude si parfaite de la vue que cette vue, la leur, se communique, vous est donnée pour un instant au moins. Et le silence est alors plus juste, plus exact que toutes les paroles.
Lorsque Jérémie venait à nous à travers le bloc 57, au milieu de sa petite auréole d’espace, c’était de la clarté qu’il donnait. C’était un surcroît de vue, une nouvelle vue. Et c’est pourquoi nous nous écartions tous d’un pas.

Surtout, n’allez pas vous imaginer que le père Jérémie nous consolait. Au point où nous étions, les consolations eussent valu ce que vaut une romance, un méchant conte de nourrice. Nous n’étions pas au pays de cocagne et, si nous avions été assez fous pour le croire une seule seconde, le réveil eût été amer. Jérémie parlait dur, voyait dur. Mais il le faisait doucement.

Pas trace d’onction chez lui. Il avait la voix ronde, les gestes méticuleux et progressifs, mais c’était habitude de métier, naturel tranquille. C’était un bonhomme, je vous dis, pas un prophète.
Jérémie était si peu un prophète, il faisait si peu de tapage que je ne sais pas combien, parmi la dizaine d’hommes qui ont survécu à ces jours de l’hiver 1944, dans la baraque 57, se le rappellent aujourd’hui. Je voudrais tant ne pas être le seul.

Non, on n’apercevait rien sur Jérémie, aucun signe. Il ne portait le drapeau d’aucune foi, si ce n’est, de temps à autre, celui de la Christian Science. Mais à cette époque, pour moi, et pour les Français autour de moi, ce mot n’avait qu’une résonance bizarre.

On allait à Jérémie comme à une source. On ne s’interrogeait pas. On n’y pensait pas. Il y avait, dans cet océan de rage et de souffrance, cette île : un homme qui ne criait pas, qui n’appelait personne à l’aide, qui avait sa suffisance.

Un homme aussi qui ne rêvait pas : c’était plus important que tout. Nous, nous rêvions : à des femmes, à des enfants, à des maisons, souvent aux misères, aux chagrins d’autrefois que nous avions la faiblesse d’appeler Liberté. Nous n’étions pas à Buchenwald. Nous n’en voulions pas de Buchenwald. Et, à chaque retour, il était là quand même et il faisait mal.

Jérémie n’était pas déçu, pourquoi aurait-il rêvé ? Quand nous le voyions venir avec toute sa monstrueuse sérénité, nous avions envie de crier : « Ferme les yeux ! Ce qu’on voit ici brûle ! » Mais le cri nous restait dans la gorge parce que, de toute évidence, il avait les yeux solidement posés sur toutes nos misères et ne cillait pas. Bien plus, il n’avait pas l’air d’un homme qui prend sur lui, d’un héros. Il n’avait pas peur, et, cela, aussi naturellement que, nous, nous avions peur.

« Pour qui sait voir, c’est comme d’habitude », disait-il. D’abord, je ne comprenais pas. J’éprouvais même un sentiment tout proche de l’indignation. Quoi ! Buchenwald semblable à la vie ! Impossible. Tous ces hommes affolés, hideux, cette menace hurlante de la mort, ces ennemis partout, chez les S.S., chez les détenus eux-mêmes, ce morceau de colline dressé contre le ciel, hérissé de fumées, avec ses sept cercles, là-bas au travers des forêts, de barbelés électriques, tout cela comme d’habitude ! Je me souviens que je ne le voulais pas. Ce devait être pire, ou bien alors plus beau. Jusqu’à ce qu’enfin Jérémie me fît voir.

Ce ne fut pas une révélation, une découverte fulgurante de la vérité. Je ne pense pas même qu’il y ait eu paroles échangées. Mais un jour il est devenu évident, sensible dans ma chair, que Jérémie, ce forgeron, m’avait prêté ses yeux, à long terme.

Peinture de Remedios VaroAvec ces yeux-là, je voyais que Buchenwald n’était pas unique, ni même l’un des lieux privilégiés de la plus grande douleur des hommes. Je voyais aussi que notre camp n’était pas en Allemagne, comme nous le croyions, au cœur de la Thuringe, dominant la plaine d’Iéna, en cet endroit précis et non pas en un autre. Jérémie m’apprenait, avec ses yeux, que Buchenwald était en chacun de nous, cuit et recuit, entretenu sans cesse, affreusement aimé. Et que, par conséquent, nous pourrions le supprimer, si nous le désirions avec assez de force.

« Comme d’habitude », Jérémie s’en expliquait parfois. Il avait toujours vu les hommes dans la peur et dans la plus invincible de toutes : celle qui n’a pas d’objet. Il les avait vus désirer secrètement et par-dessus tout une chose : se faire du mal à eux-mêmes. C’était toujours, c’était ici le même spectacle. Simplement, les conditions étaient enfin toutes remplies. La guerre, le nazisme, les folies politiques et nationales avaient fait un chef-d’œuvre, une maladie et misère parfaite : un camp de concentration. Pour nous, bien sûr, c’était la première fois. Jérémie n’en voulait pas de notre surprise. Il disait qu’elle n’était pas honnête et qu’elle nous faisait du mal.

Il disait que dans la vie ordinaire, avec de bons yeux, nous aurions vu les mêmes horreurs.
Il nous arrivait autrefois d’être heureux. Eh bien ! Les nazis nous avaient donné un terrible microscope : le camp. Ce n’était pas une raison pour cesser de vivre.

Jérémie donnait l’exemple : il trouvait de la joie en plein bloc 57. Il en trouvait dans ces moments de la journée où nous ne trouvions que de la peur. Et il en trouvait en si grande abondance que nous la sentions, lui présent, monter en nous. Sensation inexplicable, incroyable même, là où nous étions : la joie allait nous emplir. Imaginez ce cadeau que Jérémie faisait ! On ne comprenait pas, mais on disait merci, et encore merci.

Quelle joie ? Voici des explications, mais elles sont pauvres : la joie d’être en vie, d’être encore en vie à cet instant, l’instant d’après, chaque fois que nous y pensions. La joie d’éprouver la vie des autres, de quelques autres du moins, contre nous, dans l’ombre la nuit. Que sais-je ? La joie. Cela ne vous suffit pas ?
Cela faisait bien mieux que nous suffire : c’était le pardon, là, tout soudain, à quelques pas de l’enfer. C’était de nouveau la possibilité de tout, la grande fortune. J’ai connu cet état par l’intermédiaire de Jérémie. D’autres l’ont connu comme moi, je le sais.

La joie de découvrir que la joie existe, qu’elle est en nous, exactement comme la vie, sans conditions et, donc, qu’aucune condition, même la pire, ne saurait la tuer.

Tout cela, direz-vous, venait de Jérémie parce qu’il était lucide. Je n’ai pas dit qu’il était lucide : cette qualité appartient à l’intelligence et, dans le monde de l’intelligence, Jérémie n’était pas chez lui. J’ai dit qu’il voyait. J’ai parlé de lui comme d’une prière vivante. Les subtils prétendront que la foi de Jérémie était sans nuances. Que m’importe ! Pour lui, et pour nous à travers lui, le monde était sauvé à chaque seconde. La bénédiction n’avait pas de fin. Et, quand elle cessait, c’était que nous n’en avions pas voulu, que nous avions cessé, nous et pas elle, d’être joyeux.

Ce ne sont pas de grands mots. Et si pourtant vous avez cette impression, c’est alors que je suis maladroit. Jérémie était un homme banal. Banal et surnaturel, c’est cela.

On pouvait très bien vivre auprès de lui pendant des semaines et ne pas le voir, parler seulement « d’un vieux bonhomme pas comme les autres ». Il n’était pas un spectacle à la façon des héros ou des camelots.
Ce qu’il y avait de surnaturel en lui, de toute évidence cela ne lui appartenait pas, c’était fait pour être répandu. Le spectacle, s’il existait, était au dedans de nous. J’ai le plus clair souvenir de l’avoir trouvé. J’ai aperçu, un jour comme les autres, un petit endroit où je ne grelottais pas, où je n’avais pas honte, où les personnages de la mort n’étaient que des fantômes, où la vie ne dépendait plus ni de la présence du camp ni de son absence. Je le devais à Jérémie.

J’ai porté cet homme dans mes souvenirs comme on porte sur soi une image, parce qu’elle a été bénite.
Et maintenant, comment a-t-il disparu ? Je le sais à peine. Sans bruit, en tout cas, comme il était venu.
Un jour, quelqu’un m’a dit qu’il était mort. Ce devait être quelques semaines après notre arrivée au camp.
Là-bas, les hommes s’en allaient ainsi. On ne savait presque jamais comment. Ils partaient trop nombreux à la fois : personne n’avait ni le temps ni le goût de regarder les détails, le « comment » de la mort. Ceux qui s’en allaient, on les laissait se fondre dans la masse. Il y avait un fond solide de mort auquel nous participions tous plus ou moins, nous les vivants. La mort des autres, c’était tellement notre affaire que nous n’avions pas la force de lui faire face.

Peinture d'Odilon RedonJe n’ai pas su le « comment » du départ de Jérémie. Je me suis souvenu seulement qu’il était venu me voir, quelques jours plus tôt, et m’avait annoncé que c’était la dernière fois. Pas du tout comme on annonce un malheur, pas d’une façon solennelle. Simplement, c’était la dernière fois, et puisque c’était ainsi, il était venu me le dire.

Je ne crois pas que j’en aie eu de la peine. Ce ne devait pas être pénible. Cela ne l’était sûrement pas, puisque c’était réel et su.

Il avait servi. Il avait le droit de sortir de ce monde qu’il avait entièrement traversé.

Je compte bien que des gens me disent : « Où voyez-vous du surnaturel chez votre forgeron ? Il vous adonné un exemple de sérénité, à un moment où la sérénité était très difficile. C’est bien, mais c’est tout. Cette paix de Jérémie, c’est le résultat du courage et d’un solide équilibre des nerfs, des humeurs, des échanges organiques peut-être. »

Eh bien, non ! Nous ne serons pas quitte de Jérémie à ce prix-là.

Ce que je nomme surnaturel chez lui, c’était la coupure qu’il avait entièrement réalisée avec les habitudes. Celles du jugement qui nous font appeler malheur ou mal toute adversité, celles de l’avidité, qui nous font haïr, réclamer vengeance, ou simplement protester — forme mineure mais incontestable de la haine — celles du vertige égocentrique, qui nous font croire que nous sommes innocents chaque fois que nous souffrons. Il avait échappé au lacis des réflexes obligatoires, et ce mouvement-là, jamais la bonne santé, ni même une santé parfaite si cela existe, ne pourra l’expliquer.

Il avait touché au fond de lui le surnaturel ou, si le mot vous gêne, l’essentiel, ce qui ne dépend d’aucune circonstance, ce qui peut exister en tout temps et en tout lieu, dans la douleur comme dans le plaisir. Il avait rencontré la source de vie. Et, bien sûr, aussitôt il avait été inondé de transparence, de propreté. Si j’ai employé le mot « surnaturel », c’est que l’acte de Jérémie me semble être l’acte religieux même : la découverte que Dieu est là, en chacun des hommes à égalité, à chaque seconde tout entier, et qu’un retour peut être fait vers Lui.

Cela, c’était la Bonne Nouvelle que Jérémie, à son tour, faisait entendre à sa manière qui était très humble.
Nous gagnerions tous beaucoup à mettre la mémoire en quarantaine.

La petite mémoire du moins, la mesquine, l’encombrante, celle qui nous fait croire à cette irréalité, à ce mythe : le Passé.

C’est elle qui ramène soudain, et sans ombre de raison, un personnage, un lambeau d’évènement et qui l’installe chez nous. L’image se jette sur l’écran de la conscience, elle gonfle, il n’y en a bientôt plus que pour elle. Voilà la circulation de l’esprit arrêtée. Le présent se disperse. Les instants qui se suivent n’ont plus même la force de nous porter. Ils n’ont plus même de goût. Bref, cette mémoire sécrète la mélancolie, le regret, la complication intime sous toutes ses formes.

Et il y a l’autre mémoire, heureusement. C’est à elle qu’appartient pour moi Jérémie.

Cet homme me poursuit, je l’avoue. Mais il ne me hante pas à la façon d’un souvenir. Simplement il est entré dans ma chair, il me nourrit, il travaille à me faire vivre. Je passe très peu de temps à penser à lui : c’est lui qui pense à moi, dirait-on.

Pour vous parler de lui, j’ai dû faire allusion à Buchenwald. Mais que cela ne vous trompe pas : Jérémie n’a jamais « été à Buchenwald ». Je l’y ai rencontré en chair et en os. Il y portait un numéro matricule. D’autres que moi l’y ont connu, Mais il n’y était pas de cette façon particulière, exclusive ou bien encore individuelle que nous entendons par la phrase : « Avoir été à Buchenwald. »

Cette aventure du camp n’était pour lui qu’une aventure : elle ne l’a pas concerné de façon fondamentale.
Il est des hommes dont je ne me souviens qu’en laissant fonctionner en moi la « petite mémoire » : et ceux-là, si je les ai rencontrés là-bas, ils y sont restés. Jérémie, quand il me parle, ne le fait pas du fond de mon passé, mais du fond de mon présent, là, juste au centre. Je ne peux pas le contourner.

Ils sont tous ainsi les hommes qui nous ont appris quelque chose. Car ce quelque chose, cette connaissance, ce surcroît de présence à la vie, ils nous l’ont donné seulement parce qu’ils savaient clairement qu’ils n’en étaient pas les propriétaires. Imaginons Jérémie heureux, comme il arrive à certains hommes de l’être : pour des raisons personnelles, à la suite d’une histoire différente de celle des autres, précieuse et subtile. Croyez-vous qu’il serait encore là dans ma vie ? Il aurait rejoint les personnages pittoresques, les figures de passage. Mais Jérémie n’était pas heureux : il était joyeux. Le bien dont il jouissait n’était pas à lui. Ou plutôt si, mais par participation. Il était aussi bien à nous.

C’est tout le mystère et toute la puissance des êtres qui servent autre chose que leur personnage provisoire : on ne peut pas les éviter.

Jacques LusseranJacques Lusseyran.
  
Texte extrait du livre “Le monde commence aujourd’hui” – Éditons La Table Ronde, Paris, 1959. Il a été réédité en 2012 aux Éditions Silène.

Jacques Lusseyran a grandi à Paris et est devenu complètement aveugle à l’âge de huit ans. À la tête d’un important réseau de résistants, il fut arrêté par la Gestapo et interné au camp de Buchenwald de janvier 1944 à avril 1945. Sa vie fut empreinte de la conviction profonde que toute expérience est une occasion et que la joie et la tranquillité sont sans cesse disponibles en nous immédiatement et en abondance. 

Vu sur Du Tout et du Rien.   Source originale.

Source : http://www.urantia-gaia.info (en cas de copie, merci de respecter l’intégralité du texte et de citer la source

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Nomade sur le chemin...
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46 réponses à Le monde selon Jérémie Regard

  1. Lisaa dit :

    …Merci…♥
    Bien à vous.
    Lisaa

  2. joyce dit :

    très beau REGARD sur Jérémie . beau regard Jacques …..Merci pour cette présence merveilleuse .

  3. mariluz dit :

    🙂 c’est avec un énorme plaisir que je retrouve ce beau texte. Toujours si touchant

    Les sens développés des gens appelés mal-voyants et qui sondent aux profondeurs de l’être,

    Merci

  4. Thau dit :

    Message de Raoni (chef Indien d »Amazonie) en reférence à un appel de JONAS concernant des Amérindiens

    site: Raoni.com

    Cacique RAONI METUKTIRE, peuple Kayapo, Mato Grosso, Brésil

    Lettre de soutien au mouvement Idle no more et à mes frères indigènes du Canada

    Par cette lettre moi, Cacique Raoni Metuktire, chef du peuple Mebengokre (Kayapo) natif du Brésil, je souhaite apporter mon soutien au mouvement Idle No More, né récemment au Canada et initié par nos frères indigènes de ce pays.

    A l’été 2001, au mois d’août, j’ai eu l’honneur et la joie immense de rendre visite à certains d’entre eux. Avec d’autres représentants kayapo, Takrakudja, Patni et mon fils Tedje, nous avions répondu à l’invitation des Innus de la Côte-Nord du Québec et nous avons été accueilli dans les communautés de Mani-utenam, de Unaman-shipu, de Pakut-shipu et d’Ekuanitshit. J’avais soutenu, au nom de mon peuple, les efforts des Innus pour la préservation du Nitassinan et ses ressources naturelles. Nous avions pu nous rendre compte que bien que vivant très éloignés les uns des autres, nos deux peuples frères rencontraient les mêmes problèmes, faisaient face aux mêmes préoccupations, aux mêmes menaces : les barrages hydroélectriques, les prospections minières, la séparation des territoires indigènes pour construire des routes, la déforestation. A cela s’ajoutait la commercialisation de l’eau et le survol d’avions à basse altitude. Nous avons vécu cela sur nos propres terres et notre peuple a subi les conséquences que cela a entraîné sur l’écosystème, la faune, la flore, sur nos familles et sur nos activités traditionnelles.

    À Pakut-shipu, j’ai pu observer les installations du barrage Robertson et les bouleversements qu’il a entraîné sur le territoire des Innus. J’ai moi-même demandé l’appui du monde entier, au nom de mon peuple et d’autres peuples du Xingu, pour empêcher la construction du barrage de Belo Monte qui nous préoccupe tant. Beaucoup de gens nous soutiennent mais le gouvernement de mon pays ne veut pas les écouter, comme ils ne veulent pas m’écouter moi et mon peuple et comme le gouvernement du canada ne veut pas écouter la voix de nos frères indigènes.

    J’ai appris ce qu’il se passe en ce moment-même au Canada et je suis très préoccupé. J’ai appris que le gouvernement du Premier ministre Stephen Harper avait adopté en décembre 2012 le projet de loi C-45 sans avoir consulté préalablement les leaders des Premières Nations ni avoir obtenu leur consentement libre et éclairé, ce qui constitue une violation des traités autochtones signés par le Canada. J’ai appris que cette loi donne le pouvoir au ministre des Affaires indiennes d’engager des mesures afin d’enlever le statut de réserve à un territoire autochtone, laissant la porte ouverte à la privatisation des territoires indigènes du Canada. Encore une fois, tout est mis en place pour déposséder nos frères de leurs terres. J’ai appris que cette loi permettrait de réduire le nombre de lacs et rivières protégés au Canada. J’ai appris que cette loi allait assouplir les normes environnementale pour que les entreprises puissent augmenter les profits, sans se soucier de la pollution et de la contamination des populations autochtones, qui ont déjà beaucoup souffert à ce sujet. J’ai appris que cette loi mettait en danger l’eau potable dont nos frères indigènes ont besoin pour vivre. J’ai appris que cette loi allait affecter les pêcheurs. La pêche est essentielle à la survie de mon peuple et c’est l’une des raisons pour laquelle nous sommes opposés aux grands barrages qui y portent atteinte en entraînant la disparition de nombreuses espèces dont nous avons besoin pour survivre. Je comprends donc la grande préoccupation des pêcheurs du Canada.

    Tous comme les notre, les droits des populations autochtones du Canada sont protégés par la Constitution de leur pays et par les convention internationales relatives aux Droits de l’Homme. Tous comme les notre, les droits des populations autochtones du Canada sont bafoués par le gouvernement de leur pays.

    Le ministre des Affaires indiennes, John Duncan, affirme avoir visité 50 communautés autochtones et mené 5000 consultations mais lui et son équipe n’ont clairement pas obtenu le consentement des Premières Nations pour les sept projets de lois auxquels les militants d’Idle No More s’opposent. C’est pour toutes ces raisons que tiens à faire part de ma totale solidarité avec les activistes d’Idle No More, qui réclament du gouvernement Harper qu’il empêche l’application de la loi C-45 tant qu’il n’aura pas rencontré et consulté les leaders autochtones et obtenu leur consentement.

    J’ai appris que dans le monde entier les gens sont plus nombreux chaque jour pour soutenir le mouvement Idle No More, particulièrement à travers les réseaux sociaux. J’invite tous ceux qui me soutiennent dans mes actions à soutenir également Idle No More, comme j’invite tous ceux qui soutiennent le mouvement Idle No More à soutenir également la lutte de mon peuple Kayapo pour la sauvegarde des territoires indigènes et l’opposition au barrage de Belo Monte.

    C’est un même combat. ALors n’oubliez jamais que nous sommes plus forts quand nous sommes unis. C’est pourquoi mes frères indigènes du Canada pourront toujours compter sur mon soutien. Je suis aujourd’hui et je serais demain toujours auprès d’eux par l’esprit dans leurs luttes et manifestations pour sauvegarder leurs droits.

    Avec toute ma fraternité.

    Cacique Raoni Metuktire*

    *Le document original de cette lettre portait aussi les signatures de Megaron Txucarramae, Yabuti Metuktire et Ararapam Trumai, de grands représentants du peuple Kayapo.

    Date de l’article : 01/03/2013

    • Thau dit :

      construction du Pont, émergence du maillage etc…

    • Stéphanie dit :

      Merci de tout cœur Thau pour ce partage qui me touche beaucoup. Si je vais au-delà de l’indignation et de la colère qui m’envahissent à la lecture de cette lettre qui dénonce les même injustices et les même crimes commis sur cette planète depuis la nuit des temps sous toutes les latitudes toujours au nom de l’argent, du pouvoir et du non respect de la Vie, je retiens cette idée de pont.

      C’est un pont entre les cœurs et les âmes au-delà des différentes cultures, langues, des séparations géographiques. Le mot que je retiens de cette lettre c’est « unis » car seul nous ne sommes rien et nous ne pouvons rien contre les « pouvoirs occultes » mais tous unis comme un Grand Cœur qui vibre au même rythme nous sommes une force qui dépasse l’imagination, nous sommes ce fameux tsunami dont beaucoup d’entre nous rêvent la nuit.

      Je t’embrasse fraternellement ainsi que notre ami Innu.

      • muriel dit :

        Bonjour Stéphanie,

        « …tous unis comme un Grand Cœur qui vibre au même rythme nous sommes une force qui dépasse l’imagination, nous sommes ce fameux tsunami dont beaucoup d’entre nous rêvent la nuit. »

        Oui, c’est ce que je ressens également.
        Merci de ce que tu exprimes avec ton coeur Stéphanie…

        Bien chaleureusement

      • Katerina dit :

        La force …?????
        Katerina

        • muriel dit :

          Une force naturelle… comme le sang qui coule dans tes veines Katerina, comme les rythmes ou les battements de ton cœur, comme le ruissellement de l’eau dans une rivière. Cette eau suit son courant qui l’emporte simplement, contournant, surmontant tous les obstacles…
          Comme ce papillon qui sort de sa chrysalide ou encore les vols de ces grues argentées qui dans un même mouvement, un même élan, remontent vers le nord-est (si je ne me trompe pas) nous annonçant la venue du printemps… Ce printemps qui nous laisse entrevoir en ce moment même la végétation naissante, les bourgeons, les jeunes pousses si fragiles, qui en dépit des aléas sortent joyeusement pour trouver la lumière…
          C’est aussi ce qui nous habite au plus profond alors que l’on est terrassé par la maladie… ou c’est encore cette reconnaissance de l’autre dans nos différences, par-delà ce qui nous sépare… ou cette joie profonde qui dit « oui »… qui accueille…

          …Cette force Katerina, c’est celle que tu as en toi à l’état naturel, et qui te « pousse » en avant tout comme elle te « pousse » à t’exprimer, à comprendre… à aimer…
          Cette force c’est la vie, c’est l’amour qui coule en chacun de nous, partout, et par le biais du cœur et de ses belles vibrations, elle peut s’étendre telle une onde infinie… emportant avec elle tout sur son passage, semant des graines naturellement tout en nourrissant le cœur…

          Bien chaleureusement Katerina

    • Taoufiq dit :

      Merci Thau, Jonas, le peuple Amérindien ainsi que les Peuples du monde qui œuvrent pour ce que l’on nomme le Nouveau Monde.

      Je reste optimiste (on s’en amuse parfois) sur l’évolution positive des événements, malgré certains soubresauts involutifs dont on voudrait encore nous marteler l’esprit …

      Taoufiq

  5. Katerina dit :

    Je ne savais pas que j étais une initiée …en laissant quelques messages ici …
    L effet de groupe est encore puissant semble t il …
    Katerina

  6. schuss dit :

    texte admirable !
    Cela me permet de voir le chemin qu’il me reste à parcourir pour aimer la vie pleinement, sans rien remettre en cause. Chaque fois que la vie m’offre l’opportunité d’une meilleure conscience , la peur de quitter mes anciens repères qui sont aussi ma prison de souffrance est un frein à ma libération. Bon dieu que c’est dur d’avoir confiance, d’incarner la foi. Jérémy est de ceux qui nous aide à atteindre l’objectif.
    merci pour ce message lumineux !

  7. Alain dit :

    Lorsqu’on lit et plonge dans l’histoire de Jérémie, il devient soudainement impossible de parler de soi-même. Parce que l’histoire de Jérémie nous convie à ce que nous portons de plus vaste en nous. Il n’est plus question de guérir ou même d’être malade. Cela disparait simplement parce qu’une pâte d’homme est devenue si profonde qu’elle embrasse le monde entier. Et on ne peut plus rien y opposer. Les mots s’effacent parce que Jérémie trace un sillon qui nous conduit à l’âme du monde. Et à cet endroit nous commémorons et reconnaissons la vie et la profondeur.

    Ce texte est un grand texte qui accueille la vie, toute la vie, que la vie. Il nous suggère au-delà des mots et des concepts une dignité et une force d’être que l’on retrouve par exemple chez Forest Gump. On va à Forest Gump comme on va à une source pour se ressourcer d’essentiel.

    Hymne à la joie inconditionnelle, porteur d’une vie bien plus vaste que lui-même, Jérémie me donne envie d’être. C’est tout.

    • pierrot dit :

      La vie n’a pas besoin d’objectif, la personnalité oui.
      A-t-on besoin d’un objectif pour vibrer?

      • Aiouch dit :

        En tout cas, sans objectif ou pas, j’écoute présentement l’ode à la joie interprétée par Beethoven 🙂 en lisant vos commentaires, synchronicité ou pas … that is the question …

      • Margelle dit :

        Est-ce que ce n’est pas une question de mots ???? que l’on pourrait entendre différemment selon l’angle où l’on se place ?????

  8. Fiat Lux dit :

    Je pense que c’est un des textes les plus beaux et les plus émouvants que j’ai pu lire ici.
    Il est à l’image de son protagoniste SIMPLE ET PROFOND…. comme la vie.
    Merci Passeur.

  9. VirginieLume dit :

    Oh là là ! Quelle secousse, quelle beauté ! Je te remercie Passeur, je me mets en quête de ce livre dès demain.

  10. alain thomas dit :

    Le journal d’Etty Hillesum : Un baume versé sur tant de plaies.

    « Comment se fait-il que ce petit bout de lande enclos de barbelés, traversé de destinées et de souffrances humaines qui viennent s’y échouer en vagues successives, ait laissé dans ma mémoire une image presque suave ? Comment se fait-il que mon esprit, loin de s’y assombrir, y ait été comme éclairé et illuminé ? J’y ai lu un fragment de ce temps qui ne me paraît pas dépourvu de sens. A ce bureau, au milieu de mes écrivains, des mes poètes et de mes fleurs, j’ai tant aimé la vie. Et là-bas, au milieu de baraques peuplées de gens traqués et persécutés, j’ai trouvé la confirmation de mon amour de cette vie. Ma vie, dans ces baraques à courants d’air, ne s’opposait en rien à celle que j’avais menée dans cette pièce calme et protégée. A aucun moment je ne me suis sentie coupée d’une vie qu’on prétendait révolue : tout se fondait en une grande continuité de sens. Comment ferais-je pour décrire tout cela ? Pour faire sentir à d’autres comme la vie est belle, comme elle mérite d’être vécue et comme elle est juste – oui : juste. »

    « Juste » ! Pour prendre la mesure de notre étonnement, il convient de situer le contexte : Celle qui prononce ce mot de « justice » se trouve internée dans un camp de concentration en septembre 1942 à Westerbork au Nord-Est des Pays-Bas. Comment peut-on, au milieu de l’horreur des camps, constater avec joie que tout est « juste » ? Pour nous, qui vivons désormais à la périphérie des atrocités de la seconde guerre mondiale, la Shoah est devenue le centre obscur de notre histoire et nous ne savons pas si la force qui nous relie à elle est centripète ou centrifuge de sorte que notre destin semble hésiter entre un engloutissement dans les ténèbres et un redéploiement lumineux. Il ne nous revient pas, nous qui sommes, pour la plupart, issus de familles épargnées par les affres de cette époque, de revendiquer la justice au nom de ceux qui furent victimes de la barbarie des hommes. D’ailleurs en y réfléchissant, au cœur de la folie concentrationnaire, c’est l’idée même de justice qui semble dérisoire et déplacée. Car il y a exigence de justice là où un manquement, une entorse à la loi a eu lieu, pas là où les observations des notions les plus élémentaires que l’humanisme le moins évolué commande ont été balayées par la haine de l’autre. Par honnêteté, par pudeur, par respect tout simplement, je ne me vois pas évoquer le concept de justice à l’endroit de la part la plus sombre de notre Histoire.

    On ne peut qu’être étonné de lire, dans le journal intime d’une jeune femme de vingt-sept ans que les serres du mal retiennent captive, que tout lui semble « juste » et « beau ». Etty Hillesum – c’est le nom de cette jeune femme – laisse à la postérité un témoignage d’exception. Chaque page de son journal – tenu de 1941 à 1943 – est empreinte d’un enthousiasme qui ne se dément jamais, fût-ce aux tristes heures de la perte de l’être aimé. L’exemplarité du journal d’Etty, par-delà son intérêt historique évident et par-delà même l’indéniable talent littéraire de son auteure, tient sans aucun doute dans cette incroyable foi en l’humanité et en la vie que ni les exactions commises contre les siens (et souvent, malheureusement, par les siens, à savoir les juifs-hollandais) ni son incarcération dans l’enfer du camp de Westerbork n’ont réussi à entamer. Déportée – elle trouvera d’ailleurs la mort à Auschwitz en novembre 1943 – on ne peut s’imaginer un seul instant qu’elle n’ait pas été au fait de la réalité. On pourrait penser alors que son irénisme est, si l’on peut s’exprimer ainsi, de « circonstance » et comme la conséquence d’une sorte de fuite, au sens où, en prise avec la mort et l’absurdité de la marche des choses, ce n’est qu’en s’accrochant à l’idée d’une humanité somme toute bonne et en accordant encore un sens à la vie qu’elle aurait trouvé la force d’endurer la monstruosité de la « réalité ». C’est, en réalité, le contraire qui est vrai. Etty Hillesum était – et ce depuis 1941 – parfaitement informée au sujet de ce qui se tramait pour les Juifs d’Europe et singulièrement pour les juifs hollandais : « Ce qui est en jeu, c’est notre perte et notre extermination, aucune illusion à se faire là-dessus. « On » veut notre extermination totale, il faut accepter cette vérité, et cela ira déjà mieux »… et quelques lignes plus loin : « Bon, on veut notre extermination complète : cette certitude nouvelle, je l’accepte. Je le sais maintenant. Je n’imposerai pas aux autres mes angoisses et je me garderai de toute rancœur s’ils ne comprennent pas ce qui nous arrive à nous, les Juifs. ». La lucidité d’Etty nous confond, et le comble de notre confusion vient de ce que, malgré tout, prenant la mesure de ce qui arrive, de ce qui, pour elle, est déjà en marche, est déjà là, elle reste, elle qui ne vient pourtant pas d’une famille de croyants et de pratiquants, imperturbablement croyante et arbore, en toute occasion, une foi en l’humanité et en la vie qu’aucune once de haine, pas même envers ses bourreaux, ne vient corrompre.

    On ne ressort pas indemne d’une telle lecture. Etty Hillesum, en toute humilité, nous donne une leçon de vie. Le journal d’Etty fait partie de ces livres dont on sait avec certitude, avant même de les terminer, qu’on ne les fermera jamais vraiment. En lisant ce livre, ou plutôt – tant il est vrai que l’on a du mal à qualifier de « texte » ou de « livre » un « document » si « vivant » – en recevant ce témoignage, on mesure tout le chemin qu’il nous reste à parcourir pour, avant de vouloir l’accomplir, être seulement à la hauteur de la règle qu’Etty s’imposait à elle-même afin d’être en accord avec la vie : « Je ne vois pas d’autre issue : que chacun de nous fasse un retour sur lui-même et extirpe et anéantisse en lui tout ce qu’il croit devoir anéantir chez les autres. Et soyons bien convaincus que le moindre atome de haine que nous ajoutons à ce monde nous le rend plus inhospitalier qu’il n’est déjà. ». Cet ouvrage – peu importe, après tout, la désignation employée, quand l’essentiel est de bien comprendre le profond et pur message d’amour et de paix que le texte véhicule – invite au recueillement et à la nécessité de replonger spirituellement dans ce que l’auteure appelle « la source originelle », à savoir « la vie elle-même » ou encore de se tourner vers celui que, tout naturellement, elle appelle « Dieu ». Les derniers mots du journal d’Etty sont aussi émouvants que significatifs : « On voudrait être un baume versé sur tant de plaies. ». On voudrait pouvoir répondre : Etty, ce baume tu l’as été ; et tes mots, comme une pluie d’espoir dans un monde que n’en finit plus de déserter l’avenir, sont autant de raisons de croire, comme tu nous y invites en chacun de tes propos, que la vie est belle, qu’elle est pleine de sens et que, contre toute attente, tout est juste – oui : juste.

    « Si nous ne sauvons des camps, où qu’ils se trouvent, que notre peau et rien d’autre, ce sera trop peu. Ce qui importe, en effet, ce n’est pas de rester en vie coûte que coûte, mais comment l’on reste en vie. Je sais, ce n’est pas si simple, et pour nous, les juifs, moins encore que pour d’autres, mais si, au dénuement général du monde d’après-guerre, nous n’avons à offrir que nos corps sauvés au sacrifice de tout le reste et non ce nouveau sens jailli des profonds abîmes de notre détresse et de notre désespoir, ce sera trop peu. De l’enceinte même des camps, de nouvelles intuitions devront étendre la clarté autour d’elles et, par-delà nos clôtures de barbelés, rejoindre d’autres intuitions nouvelles que l’on aura conquises hors des camps au prix d’autant de sang et dans des conditions devenues peu à peu aussi pénibles. Et, sur la base d’une commune recherche sincère de réponses propres à éclaircir le mystère de ces événements, nos vies précipitées hors de leur cours pourraient peut-être refaire un prudent pas en avant ? »

    Hervé Bonnet.

    Etty Hillesum, Une vie bouleversée

    • kATERINA dit :

      La justice … La balance …
      La lumière est fine … Comme les fils tissés par l araignée …
      Si fragiles et si solides …
      C est l idée qu il me vient .
      Affectueusement
      Katerina

  11. Marie-Anne dit :

    « Il avait un spectacle dans les yeux, mais ce n’était pas celui que nous avions, nous. »

    … »Mais Jérémie n’était pas heureux, il était joyeux ».

    Merci Jérémie, merci Jacques Lusseyran, merci aussi à toi Passeur, pour ce  » regard  » tourné vers la Porte de l’Essentiel …..

    Je remets à cet « Essentiel » (pour qu’Il la transmute) ma « petite mémoire, du moins, la mesquine, l’encombrante, celle qui nous fait croire à cette irréalité, à ce mythe : le Passé ».
    Merci

  12. AlKriS dit :

    Magnifique ce texte 🙂 Contient de nombreux trésors.

  13. Quintus dit :

    Impressionnant, émouvant, subtil et profond.. ce texte me laisse méditatif. Il me trouble.

  14. Soleil Bleu dit :

    Je crois que c’est le regard le plus clair et le plus lumineux qu’il ne m’ait jamais été donné de rencontrer. Quelle grace et quelle lucidité dans cet accueil de Qui est l’autre !
    Je suis en Joie ☼
    Merci Jérémie d’avoir prêté ton regard à Jacques Lusseyran qui nous l’offre à son tour 70 ans aprés.
    Reconnaissance sans nom ♥
    Merci infiniment Passeur

  15. romarin dit :

    Etre au bon endroit à chaque instant, là… et en être joyeux.
    C’est tout!

    Très beau portrait Passeur, je voudrais qu’il soit le mien pour vivre chaque milliseconde de l’existence tout simplement avec cette conscience, de joie, gratitude et amour.

    • Margelle dit :

      Oui, Romarin, je ressens comme toi… j’ai également grand désir d’être dans cette dimension.
      Ce qui m’impressionne surtout c’est la manière dont il n’est pas affecté par l’autre, par l’évènement…. Il est dans sa vie… ce à quoi je m’exerce, à quoi nous nous exerçons…

  16. Cécile dit :

    « La joie de découvrir que la joie existe, qu’elle est en nous, exactement comme la vie, sans conditions et, donc, qu’aucune condition, même la pire, ne saurait la tuer. »
    S’installer dans la joie qui ne dépend d’aucune circonstance… Tout est là !
    Merci Passeur pour ce texte où souffle un vent de liberté authentique.

  17. Tchunka dit :

    « Le temps n’existe pas, je suis donc très heureuse de te rencontrer cher Jérémie ! À chaque fois que je ferai un pas de plus vers cette lumière je penserai à toi, à ta modestie et à ta joie de vivre. Je suis certaine que ton regard viendra illuminer de ton sourire du cœur les pas à venir. »
    Voilà qui laisse à réfléchir sur l’instant présent, l’accueil du pardon et de la lumière qui ouvrent les portes du lâcher-prise, qui changent notre regard et nous permettent de soulever des montagnes.

  18. marie christine dit :

    Très émouvant témoignage de l’extraordinaire d’un homme « ordinaire » .
    Et un poème en hommage …
    ESSENCE
    Nous ne sommes pas la peur qui brûle nos entrailles,
    Pas même l’obsédant désir qui nous tenaille .
    Nous ne sommes pas la haine en nos coeurs palpitants
    Ni l’amour fluctuant dans les humeurs du vent .
    Nous ne sommes ni paroles ni émotions perverses,
    Ces flèches empoisonnées qui parfois nous traversent .
    Nous ne sommes pas non plus la pensée créatrice,
    Le mystérieux nectar des muses inspiratrices .
    Nous ne sommes ni tristesse ni colère ni envie
    Ni ces passions humaines criblées de jalousie .
    Nous ne sommes pas QI, vanité cérébrale,
    Ni hautes performances ni techniques géniales .
    Nous ne sommes ni statut ni renom ni fortune
    Ni misère criante à déchirer la lune .
    Nous ne sommes jamais ce que nous semblons être,
    Nous ne sommes jamais ce que l’on croit connaître .

    Qui sommes-nous donc alors, qui donc, me direz-vous ?
    Nous sommes l’Esprit vivant scintillant dans le Tout,
    Le Regard lumineux, lucide et bienveillant,
    Celui qui voit, qui sait, celui qui nous comprend .
    Nous sommes l’Ame éternelle qui nous parle d’Amour,
    La douceur qui, discrète, vient à pas de velours
    Installer sa tendresse en nos coeurs assouplis,
    Dissiper nos blessures et enchanter nos vies .
    Nous sommes la Connaissance, la Conscience infinie,
    La couleur permanente qui étoile nos nuits .
    Au-delà, au-dedans, nous sommes cette Présence
    Qui rassure, qui protège et force la confiance .
    Nous sommes une Sagesse qui, parcourant les âges,
    Insuffle son audace, sa foi et son courage,
    Repoussant les faiblesses et les actes sans gloire,
    Nous sommes l’arme fatale qui mène à la victoire .
    Nous sommes le Verbe juste, nous sommes la Vérité
    Lorsque rien ni personne ne vient parasiter
    La pureté d’origine de nos êtres divins .
    Nous sommes le Corps parfait d’un sublime Destin .

    Oui nous sommes tout cela et beaucoup plus encore,
    Nous ne le savons pas mais faisons des efforts
    Pour trouver le chemin, la voie ensoleillée,
    L’inéluctable Loi de la Félicité .

    • Li dit :

      Merci Marie- Christine pour ce poème. Peux-tu me dire qui l’a écrit?
      Bon dimanche, ensoleillé, à tous!❤✿❤✿

      • marie christine dit :

        Chère Li, on ne sait jamais vraiment d’où vient l’inspiration …
        J’en profite pour rebondir sur l’extraordinaire message transmis par Sand et Jenaël, grâce au Passeur, dans l’article précédent .
        C’est vrai que le mental ne répond plus comme il l’a toujours fait avant . Il n’y a plus de logique . 1+1 ne font plus forcément 2 . Ils peuvent faire 0 ou 1 ou 2 ou 3 … comme en décide le ciel .
        Tu ouvres un robinet, tu n’es pas sûre de voir couler l’eau à tous les coups . Tu tournes la clé de ta voiture, elle démarrera si elle veut, une fois oui, une fois non, sans explication mécanique . Tu vas quelque part, on t’ouvrira les portes ou on te les fermera sans que tu comprennes pourquoi . Des volées d’oiseaux se jettent littéralement sur ton véhicule si tu roules trop vite, etc, etc, etc … Toute la vie devient comme ça . Parce qu’on dirait que la matière est maintenant directement régie par une énergie supérieure qui imprime sa propre volonté : la matière devient autonome . Ca ne passe plus par l’intermédiaire de notre mental . Nous perdons le libre-arbitre, c’est-à-dire l’idée d’être une personne qui agit par elle-même avec ses causes et ses conséquences . Il n’y a plus de causes ni de conséquences . Il y a des événements et on en fait partie, et on est complètement étourdi, abasourdi parce que plus rien se se passe comme habituellement .
        Et qui dit matière dit aussi corps . Ces énergies travaillent dessus pour le transformer et nous obliger à être 100% attentifs, sans penser, et à développer le pouvoir du coeur . Je ne te dis pas le bouleversement émotionnel que ça produit . Ce n’est plus la pensée mais le coeur qui anime la matière et les événements . Quand la pensée intervient, tout s’arrête et se fige .
        Enfin, c’est mon expérience du moment et elle n’est pas confortable, mais pleine d’enseignement .

    • Li dit :

      Merci Marie-Christine pour ce poème. Peux-tu me dire qui en est l’auteur?
      Biz.❤✿❤✿

    • graffitique dit :

      🙂 ♥

  19. acacia dit :

    L’homme ne vit pas d’idées…
    Et ce texte n’invite qu’au silence. Et à la joie.
    Merci Passeur

  20. Stéphanie dit :

    Lumineux chemin … Merci Passeur de tout cœur pour ce partage.

  21. Machachouette dit :

    j’ai lu des commentaires, hier, j’avais envie d’interroger, puis je n’ai rien dit. Ce n’est pas ‘de moi’, je change, j’ai de moins en moins envie de parler, surtout pour dire ou montrer quoi?
    Ce texte répond à tout ce que j’ai lu hier, merci à toi Passeur, le texte d’hier, répond à tout ce que j’ai lu avant hier, et ainsi de suite…
    Plus besoin de parler, juste lire, ressentir et …le calme.
    Appliquer au quotidien ce que j’apprends à chaque instant, ‘prendre un nouveau pli’, mettre en pratique sans ostentation, juste le partage, enfin j’espère…
    Adieu l’ego…quel repos!
    Merci Passeur, il faut trop de mots pour décrire ce que tu nous donnes, on pourrait croire à de la flatterie,
    De coeur à coeur, le message passe et je remercie l’univers à chaque instant de t’avoir trouvé sur mon chemin.
    Puisse ton action être fertile et entendue, elle l’est, qu’elle le soit tant et plus!
    Bien à tou-te-s!
    ♥♥♥

  22. Thau dit :

    Merci Passeur d’avoir publié ce texte si simple, si vrai, si profond. Il n’incite à aucun commentaire quand « le regard » est juste tout est dit. Le coeur le reçoit c’est tout.

    « – Et qu’est ce donc , d’après vous que cette vie vivante?
    -Je ne sais pas non plus, Prince. Je sais seulement que de doit être qq chose d’infiniment simple, de tout à fait ordinaire, qui saute aux yeux chaque jour et à chaque minute, si simple que nous avons peine à croire que ce soit si simple et que nous passons naturellement devant, depuis bien des milliers d’années, sans le remarquer ni le reconnaître. »
    in Dostoïevski, l’Adolescent

    Fraternellement

  23. Katerina dit :

    Merci Passeur pour la douceur de ce texte ,
    Affectueusement
    Katerina

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